Créatif: pas à pas

Après 15 ans de photographie professionnelle, il m’est arrivé plus qu’à mon tour de faire le bilan. Gagner sa vie correctement dans ce métier, c’est souvent compliqué, et ça peut globalement se résumer de deux façons: en travaillant beaucoup pour pas trop cher, ou en augmentant ses tarifs avec moins de prestations à la clef. Mes huit premières années de métier ont été une succession de sprints sans fin, mais c’est le second chemin que j’ai choisi après le Covid, et ces deux dernières années ont donc été différentes pour moi professionnellement: j’ai augmenté mes tarifs, et du coup je travaille sensiblement moins souvent. Et, bizarrement, alors que ma qualité de vie personnelle s’améliorait, ma qualité de vie professionnelle s’est dégradée parce que soudainement, je n’avançais plus de manière régulière, mais par à-coups.

J’ai augmenté mes tarifs parce que je l’avais à peine fait pendant les 10 ans qui ont précédé, alors que tout augmentait autour de moi :

  • tous les outils que je suis amené à utiliser dans mon travail sont passés à l’abonnement là où avant, je les payais une fois pour toutes et il n’était pas rare que je les utilise pendant 10 ans.

  • le coût de la vie a augmenté, en témoigne mon caddie moyen qui a presque doublé à volume égal en trois ans quand je vais faire les courses.

  • je suis amené à utiliser davantage de matériel ou de meilleure qualité, pour sécuriser mes prestations, tarifs plus élevés oblige.

  • le matériel que j’utilise et que je renouvelle fréquemment, a lui aussi vu ses prix sensiblement augmenter.

  • j’ai ajouté des options comme des galeries et des outils de blogging plus performants, qui ont un coût significatif à l’année.

  • le tout devant être amorti sur moins de jobs, donc le simple fait de sortir mon appareil me coûte plus cher en amortissement par prestation.

Et le monde m’avait convaincu que je ne faisais qu’appuyer sur un bouton et que je ne méritais pas d’être payé trop cher pour ça.

Bref, tout a augmenté depuis mes débuts, sauf moi. Et comme tous les débutants, j’avais calculé bien serré par rapport à mon coût de vie réel, à une époque où je n’avais pas encore d’enfants et donc moins de frais que maintenant. Et le monde m’avait convaincu que je ne faisais qu’appuyer sur un bouton et que je ne méritais pas d’être payé trop cher pour ça.

Pour la faire courte sur la façon de faire augmenter mes tarifs car ce n’est pas le sujet, j’ai perdu quelques clients à cause du Covid, du reconstituer mon portefeuille, et après de nombreuses discussions avec les collègues et avoir pris conscience que je me sous-vendais, j’ai revu sensiblement à la hausse mes tarifs de prestation, assez pour faire tiquer ceux qui travaillaient avec moi depuis un moment (pas sur mes qualités, mais sur l’habitude tarifaire), mais pas de quoi choquer les nouveaux clients pour qui ce sont des coûts cohérents par rapport à une prestation professionnelle.

J’ai perdu certains clients, j’en ai gagné d’autres, et globalement, à revenu stable, je travaille moins aujourd’hui qu’à l’époque où je faisais 90 prestations par an dont certaines sur plusieurs jours.

on gaspille moins d’énergie à repartir si on est lancé que si on est à l’arrêt total

Le problème que ça me pose, c’est qu’avant, je ne passais que très rarement trois jours sans faire des images. Aujourd’hui, il peut se passer trois semaines entre deux prestations, pendant lesquelles si je ne fais pas un effort conscient pour sortir avec mon appareil, je ne crée pas la moindre photo. Et je me rends compte que d’être inactif pendant plusieurs jours, voire semaines, impacte beaucoup plus mon travail que je ne le pensais.

Quand je travaillais tout le temps, j’étais tout le temps chaud. Pas toujours frais, mais je réalise que souvent, il vaut mieux être dans le mouvement un peu fatigué qu’en pleine forme, mais immobile: l’inertie est très différente, et comme une voiture, on gaspille moins d’énergie à repartir si on est lancé que si on est à l’arrêt total. On perd quelques réflexes quand ils ne sont pas frais dans notre tête. Celui d’arriver en presta appareil en main plutôt que dans le sac. Celui de faire mécaniquement des plans larges en arrivant quelque part. Celui de trouver facilement et de photographier les détails. Celui de se positionner sans réfléchir par rapport à la lumière. Celui de vérifier les réglages de l’appareil parce qu’on était en semi-auto avec mise au point continue la presta précédente, et qu’on s’en souvient bien quand c’était l’avant veille, moins quand c’était il y a trois semaines. Celui de voir sans avoir besoin de regarder. Celui d’avoir intégré la réflexion sur ce qu’est un bon reportage et de la ressortir sans avoir besoin d’y penser.

Le départ arrêté est plus dur, parce que j’ai eu plein de choses en tête depuis le dernier job, pour la plupart pas liées à mon obsession de la photo parfaite quand je suis tout le temps un appareil à la main. Je trouve moins de choses à créer à partir de rien comme quand je me force à sortir faire de la street, sans savoir ce que je vais croiser. Je me repose davantage sur des attentes réconfortantes, alors que quand je suis chaud, je sais que ce sont les attentes et le confort qui tuent la bonne photographie.

Quand je suis chaud, je repasse vite dans le flow: les questions et les doutes sont loin tout à l’arrière de mon esprit, pas le temps de les ressasser quand j’ai un boulot à faire. Quand je suis froid, c’est tout le contraire: je réfléchis et je stresse en amont de tous les jobs comme si c’était la première fois. Chaud, j’ai la joie d’aller travailler. Froid, j’ai peur de tout ce qui pourrait arriver. Chaud, j’attends impatiemment l’imprévu qui va casser la monotonie. Froid, l’imprévu m’inquiète. Chaud, je ne me pose pas de question et j’avance. Froid, je vérifie tous les détails de mes photos de peur d’avoir raté une mise au point ou un réglage, quand bien même mes photos préférées sont souvent celles où j’ai raté quelque chose. Chaud, je me détends en lisant des livres photo. Froid, je me demande pourquoi je continue alors qu’il existe des gens bien plus talentueux que moi.

ce sont de petites choses répétées tous les jours qui m’ont amené, lentement mais surement, où j’en suis.

Ce qui m’amène à la suite logique de cette réflexion, progresser. Il y a quelques années, j’étais obsédé par le sport. J’y allais tous les jours, dès que j’avais le temps, et je faisais attention à tout ce que je mangeais en permanence, en m’autorisant un cheat meal par semaine, et j’étais mince et musclé. Aujourd’hui, je fais un gros coup de sport une fois de temps en temps, et je mange globalement mal en faisant attention une fois de temps en temps, avec un repas léger qui ne me satisfait en général pas du tout.

Dans le premier cas, j’ai perdu 30 kilos sur une année et je suis devenu musclé et très en forme. Dans le second cas, j’ai repris les 30 kilos sur une période plus longue, et je suis en surpoids. Dans les deux cas, ce sont de petites choses répétées tous les jours qui m’ont amené, lentement mais surement, où j’en suis. Et chercher à aller plus vite, dans un sens ou dans l’autre, a toujours eu des résultats catastrophiques.

La photo c’est pareil: un peu tous les jours permet de voir, petit à petit, des axes de progressions infimes, mais qui mis bout à bout sur la durée, vont se traduire par un progrès énorme et sensible, qui viendra presque inconsciemment. Beaucoup d’un coup, pas souvent, et on va se focaliser sur les gros trucs impossibles à changer sans un effort considérable et un gros booster de volonté, et se décourager rapidement. Une habitude va automatiser les choses et les améliorer sans effort, un mouvement conscient va consommer toute votre énergie, vous laisser vidé, et ne sera probablement pas suivi sur la durée.

l’intelligence devrait toujours être davantage récompensée que l’effort dans la souffrance

Dix photos tous les jours valent mieux que 100 photos en une heure tous les 10 jours. La probabilité d’y trouver un banger est bien plus forte, et le tri est bien plus facile à faire au quotidien. Ecrire un peu tous les jours dans l’idée de sortir un ou deux articles par semaine permet de se constituer un blog cohérent en moins d’un an, là où viser un article tous les quinze jours en s’y collant d’un seul tenant vous amènera beaucoup de stress et moins de résultat, en plus du risque de ne jamais suivre et de vite laisser tomber. Ma fille progresse bien davantage en faisant 10 minutes de contrebasse chaque jour qu’une heure une fois dans la semaine. Les petits pas quotidiens vous mènent bien plus loin que les sprints effrénés, et avec l’habitude, vous marcherez graduellement plus vite.

Ce que j’essaie de vous dire: la photo est un marathon. L’écriture aussi. L’art est un marathon, la vie aussi. Prenez le temps, un peu chaque jour, de faire ce que vous aimez. Et regardez les progrès arriver tout seuls, presque sans effort. Ne croyez pas que vous ne méritez pas ce qui vous arrive: vous l’avez fait intelligemment, et l’intelligence devrait toujours être davantage récompensée que l’effort dans la souffrance. Ne laissez pas le monde vous vendre l’inverse, c’est une arnaque. Avancez lentement mais surement, et allez loin sans avoir besoin de forcer.

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