Créatif: Une vie bien remplie
Un de mes camarades photographes est toujours au courant de tout ce qui se passe à Paris qui pourrait être photogénique, et il est, toujours, partout avec son appareil. Je le découvre toujours après coup et c’est frustrant pour moi de voir toutes ces belles opportunités de faire de belles images passer sous mon nez. Mais lui n’a pas la même vie que moi, et a le temps de s’intéresser à des choses auxquelles moi je ne peux pas prêter attention, simplement parce que ma vie est différente de la sienne.
Mais quand on est dans un trou créatif comme c’est mon cas en ce moment, c’est tentant de se raccrocher à l’idée que « si seulement j’étais au courant de toutes ces belles choses qui se passent à coté de chez moi, je pourrais moi aussi y faire de belles images ». Puis, je suis ramené à une réalité que je ne parviendrai jamais à nier: qu’est-ce que je pourrais bien raconter d’une vie et de centres d’intérêts qui ne sont pas les miens?
qu’est-ce que je pourrais bien raconter d’une vie et de centres d’intérêts qui ne sont pas les miens?
Il y a quelques semaines a eu lieu la fête de Ganesh à Paris. Je le sais, parce qu’elle a fait irruption dans mes feeds Instagram et Youtube soudainement. Il n’y avait plus que ça d’une seul coup, puis tout a disparu aussi vite que c’était apparu. J’aurais même regardé ça d’un oeil très distrait s’il n’y avait pas eu un débat sur le Discord DODP qui commentait l’intervention d’un photographe qui reprochait leur présence aux street photographes blancs (nommés affectueusement « néo-colons ») au détriment d’éventuels photographes Asiatiques (qui n’étaient manifestement pas intéressés, eux, par cet évènement).
Si je trouve évidemment ridicule de reprocher à quelqu’un sa présence à une manifestation parce qu’il est blanc et à priori pas concerné religieusement, et encore pire de sous-entendre qu’il ne devrait pas avoir le droit de s’y rendre en le traitant de colon, je suis tout de même circonspect sur la présence de masse de tout ce que Paris compte de Street Photographes, qui ont tous opportunément publié des photos et vidéos où on les voit se croiser, se saluer, et venir en groupe dans un évènement dont on peut se demander s’ils y participeraient sans appareil photo et réseaux sur lesquels partager ses expériences?
Et donc, au moment de voir toutes ces images, je suis bien obligé de me demander à quoi tout cela rime. Et je précise que si l’exemple pris dans cet article est la fête de Ganesh, je ne critique pas cet évènement en particulier, mais plus la tendance générale à se montrer à des endroits comme si c’était un passage obligé du domaine, comme la mauvaise expo d’une galerie médiocre dont le plus grand fait d’armes est de savoir générer des followers, ou la dernière destination à la mode sur les réseaux parce que les photos prises là-bas font des likes.
« C’est dans la boite, mettons la vite sur Instagram pour que tout le monde voie que j’étais le premier sur les lieux ».
Donc: Oui, l’évènement est photogénique, dans le sens où il y a du monde et de l’action. Dans le jargon, ça s’appelle un « target rich environment », et donc de ce point de vue, je comprends tout à fait l’attrait pour un street photographe. Même moi, la première fois qu’on m’en a parlé, j’étais chaud pour y aller.
Sauf que…
La culture Indienne ne m’attire pas. Du tout. C’est coloré, c’est pittoresque, c’est bruyant, tout ce qui devrait me faire réagir en tant que photographe. Mais je n’y connais rien, je n’aime pas ce genre de foule et de bordel, je n’y comprends pas grand chose et je n’ai aucun des codes des participants. Je pourrais faire un effort et des recherches, discuter avec des gens sur place mais mon énergie sera mieux employée sur des sujets qui me touchent de plus près, ou, a minima, m’intéressent. Je n’aime pas le quartier où ça se passe, j’y ai vendu des photocopieurs dans une autre vie et ça n’est, globalement, que des mauvais souvenirs. Je ne m’y rendrais donc pas spontanément, et même, si je peux éviter d’y trainer, ça me va très bien. Bref, si je n’ai pas un appareil photo en main, il n’y a aucun cas de figure où je me rendrais à cette manifestation.
Du coup, le coté pittoresque des images me fait davantage penser à une visite au zoo qu’à un reportage de quelqu’un qui s’intéresse à son sujet. « Oh regarde Papa, le lion dans la cage ». Clic-clic. « C’est dans la boite, mettons la vite sur Instagram pour que tout le monde voie que j’étais le premier sur les lieux ».
Et on a donné rendez-vous à tous les copains au zoo, pour bien montrer que cet évènement photogénique est the place to be, un rendez-vous d’initiés aussi important que la mauvaise expo dans la galerie médiocre. Et qu’il faut partager rapidement et tous en même temps, comme ils font pour le lancement de la dernière GoPro, pour avoir plus d’impact dans sa propre publication.
leurs photos en disent davantage sur eux que sur leur sujet
Sauf qu’on voit bien clairement que personne ne s’y intéresse vraiment. Chacun fait le petit truc qu’il sait normalement bien faire partout, mais cette fois dans un contexte différent: l’un fait une photo entre ombre et lumière, l’autre une « authentique » sans regarder dans le viseur, l’un fait son panoramique, l’autre est comme toujours collé à l’action, et un autre encore fait sa vidéo Youtube. Tout ce qu’ils auraient fait ailleurs pour un résultat très similaire, parce qu’en fait, leurs photos en disent davantage sur eux que sur leur sujet.
Qu’importe si on se met dans le chemin de la procession quitte à déranger, parce qu’on fait une belle image. Ca ne me gène pas de déranger et d’être dans le chemin si je sers mon sujet, mais qui sert son sujet ici? Qui sert autre chose que lui-même et son égo?
Ganesh, donc. Qui est Ganesh? Ou qu’est-ce que Ganesh, je ne sais pas? A quoi correspond cette fête? Quelles sont les coutumes et le déroulement de l’évènement? Quoi respecter? Qui est réellement important? Pourquoi ils explosent des noix de coco sur le sol? Tant de questions dont je suis sur que moins d’1% des présents se sont posées.
On vient pour une recherche esthétique, pas pour un sens profond, et ça se voit. En photo de mariage, on appelle ça une Lifeless Représentation of an Idea, une photo esthétique qui n’a aucun sens, aucune émotion. Purement technique et qui ne raconte rien. Ça fait plein de likes, comme les tests des nouveaux appareils photo, et c’est oublié jusqu’à la prochaine.
on photographie, comme on écrit, de manière intime, pour poser le sens profond que les choses ont pour soi
J’ai envie, moi, d’avoir une vie bien remplie: tellement de vrais centres d’intérêt que tout ce que je photographie a du sens pour moi, et que peut-être, à un moment, je pourrai y donner un sens pour d’autres. C’est la différence entre un travail qui n’a pas de réel fond, pas de substance qui relie les photos entre elles, et un travail qui a un sens profond et qui, sur le temps long, fera passer un vrai message et apportera sa pierre ou sa propre réponse à un débat.
La photographie, pour avoir du sens, doit être une petite partie d’une image beaucoup plus grande: on photographie, comme on écrit, de manière intime, pour poser le sens profond que les choses ont pour soi, avant de réfléchir à partager, ou pas, ces pensées, ces idées, ces images nées dans un coin très personnel de nos vies. C’est comme ça qu’on donne un vrai sens à ce qu’on vit, et qu’on parvient à la partager de manière à transmettre un point de vue et une émotion. Pas juste en suivant le bruit et la lumière.